Il est une tradition dans les campagnes présidentielles américaines : la « surprise d’octobre ». Avec très peu d’exceptions, la campagne se trouve secouée dans la dernière ligne droite avant le scrutin par un événement imprévu. En 2016, Hillary Clinton avait ainsi fait les frais de cette surprise d’octobre en apprenant la réouverture d’une enquête du FBI concernant ses e-mails lorsqu’elle était secrétaire d’État.

L’édition 2020 ne manque pas de rebondissements et d’imprévus : crise du covid-19, conventions des partis réalisées à distance, hospitalisation de Donald Trump … Mais l’événement qui pourrait bien être le plus lourd de conséquences a surgi dans la campagne peu avant octobre avec le décès de la juge à la Cour suprême Ruth Bader Ginsburg survenu le 18 septembre.

Ce décès, aussi inattendu que dramatique, a fait l’effet d’une bombe dont les effets risquent d’agiter une vie politique américaine déjà troublée et ce, même après l’élection du 3 novembre.

Qui était « Notorious RBG » ?

Diplômée de Harvard et de Columbia, Ruth Bader Ginsburg est avant tout une brillante juriste unanimement reconnue pour ses qualités professionnelles. Un temps professeur de droit dans certaines des plus prestigieuses universités américaines, elle est nommée juge de cour d’appel en 1980 par le président Jimmy Carter.

Treize ans plus tard, c’est un autre président démocrate – Bill Clinton – qui lui offrira le poste qu’elle occupa jusqu’à sa mort en la nommant juge à la Cour suprême, devenant la seconde femme de l’histoire des États-Unis à siéger à la plus haute juridiction du pays. Sa nomination est alors confirmée quasi-unanimement par le Sénat : 96 votes pour, 3 contre, 1 abstention.

Ruth Bader Ginsburg aura servi comme juge à la Cour suprême durant plus de 27 ans (crédit : Wake Forest University School of Law)

Si elle est, au départ, présentée comme une juge assez modérée, elle va au long de ses vingt-sept ans de service à la Cour suprême se distinguer par ses positions progressistes, notamment pour sa grande défense des droits des femmes.

Entre autres, elle défendra la décision de la Cour suprême interdisant à une école militaire de Virginie de ne recruter que des hommes, donnant ainsi l’exemple à nombre d’autres écoles similaires.

Fervente défenseure du droit à l’avortement, elle estime que ce n’est pas le rôle du gouvernement que de prendre ces décisions à la place des femmes. Ruth Bader Ginsburg, parfois surnommée « Notorious RBG », est ainsi devenue avec le temps une véritable icône auprès des progressistes américains.

Après s’être battu contre un cancer du côlon puis un cancer du pancréas, elle a dû faire face à une résurgence d’une tumeur au pancréas en 2019. Elle avait alors juré de rester en poste tant que son état le permettait. Au-delà, elle confiait qu’elle continuerait à se battre pour sa survie jusqu’à ce qu’un président démocrate soit en poste, pour nommer un(e) successeur(e) progressiste. Elle est décédée à l’âge de 87 ans et est devenue la première femme dont le cercueil fut exposé sous la coupole du Capitole, un honneur réservé aux grandes personnalités ayant marqué l’histoire des États-Unis.

« RBG » était devenue une icône de la frange progressiste du parti démocrate américaine (crédit : Ted Eytan)

Une Cour suprême à l’importance prépondérante

Aux États-Unis, comme dans tous les pays de common law, le droit s’entend en grande partie par la jurisprudence, c’est-à-dire les décisions rendues par les différents juges. Dans ce contexte, la Cour suprême, plus haute juridiction du pays rend donc des décisions d’une très grande importance qui s’imposent aux différents juges du pays.

Par ses décisions, la Cour suprême peut ainsi consacrer le droit à l’avortement (décision Roe v. Wade de 1973) ou encore juger que la ségrégation dans les écoles est contraire au droit à l’égalité protégé par la Constitution (décision Brown v. Board of education de 1954).

Composée de 9 juges, la Cour suprême américaine est, à l’instar du paysage politique, divisée entre conservateurs d’une part et progressistes d’autre part. Les juges n’ont pas le droit d’être affilié à un parti mais ce clivage reproduit l’opposition entre les partis républicain et démocrate.

Il faut toutefois noter que les juges, une fois nommés, sont attachés à leur indépendance, au respect de l’institution et à la reconnaissance unanime de sa position au-dessus des luttes partisanes et ne votent, en conséquence, pas systématiquement en faveur d’un parti ou du président par exemple. Mais on observe tendanciellement un clivage plus ou moins net entre les deux idéologies dominantes.

Les décisions rendues par la Cour suprême sont donc affaire de majorité : une forte majorité de juges conservateurs rend par exemple probable la production de décisions allant dans le sens de la protection des mœurs par exemple.

Avant le décès de Ruth Bader Ginsburg, la Cour suprême se partageait entre 5 juges tendanciellement conservateurs et 4 juges tendanciellement progressistes

Au Sénat, amertume et impuissance des démocrates

Le décès de Ruth Bader Ginsburg a fait l’effet d’un véritable électrochoc dans la campagne. En effet aux États-Unis, c’est le président qui nomme le remplaçant d’un juge à la Cour suprême décédé ou démissionnaire et le Sénat doit confirmer ce choix. Et bien que le décès de la juge soit intervenue moins de 2 mois avant l’élection présidentielle, le président Donald Trump a rapidement fait savoir qu’il comptait installer la remplaçante de RBG le plus rapidement possible, soutenu par une majorité républicaine courte mais suffisante au Sénat.

Cette manœuvre a un goût très amer pour les démocrates. En effet, lorsque le juge conservateur Antonin Scalia est décédé en février 2016, le Sénat – déjà à majorité républicaine – avait refusé d’auditionner son successeur désigné par le président démocrate Barack Obama, justifiant qu’il n’était pas souhaitable d’entamer un tel processus dans une année électorale.

Or depuis 2016 les circonstances ont changé et c’est désormais Donald Trump qui occupe la Maison-Blanche. Les sénateurs républicains ayant refusé de confirmer un nouveau juge à la Cour suprême en année électorale se sont donc empressés de tenter de justifier le lancement du processus cette fois à moins de deux mois de l’élection.

Le chef des sénateurs démocrates, Chuck Schumer, contestant le processus de confirmation avant l’investiture d’un potentiel nouveau président (crédit : Senate democrats)

Pour succéder à Ruth Bader Ginsburg, Donald Trump a fait le choix de Amy Coney Barrett, juge de cour d’appel qui, si elle est reconnue pour ses compétences juridiques, est source de crispations chez les démocrates en raison de son attachement très fort à sa religion catholique qui fait craindre au camp progressiste la possible remise en cause du droit à l’avortement ou du mariage homosexuel notamment.

Le processus de nomination d’Amy Coney Barrett s’est déroulé très rapidement et, sans surprise, cette dernière a été confirmée par le Sénat le 26 octobre dernier et a prêté serment comme juge à la Cour suprême des États-Unis quelques instants après. Il faut toutefois relever qu’elle est la première juge à la Cour suprême depuis près de 150 ans à avoir été confirmée par le Sénat sans aucune voix de l’opposition (52 pour, 48 contre).

La Cour suprême bascule alors à une majorité de 6 juges conservateurs face à 3 juges progressistes. Et c’est là un enjeu fondamental : une Cour suprême à forte majorité conservatrice pourrait imprégner sur le long-terme la législation américaine de la pensée conservatrice.

Quel impact sur la campagne ?

La question de la succession de Ruth Bader Ginsburg a, dans la campagne, un poids réellement disproportionné. Donald Trump y voit ainsi l’occasion de séduire un électorat catholique très conservateur qui, s’il n’apprécie pas nécessairement la personnalité du président lui accorderont leur soutien pour leur attachement à l’institution qu’ils espèrent voir pencher du côté conservateur le plus longtemps possible.

Donald Trump et Amy Coney Barrett après que cette dernière ait prêté serment comme juge à la Cour suprême des États-Unis, le 26 octobre 2020 (crédit : White House)

Dans le camp démocrate, le décès de l’emblématique juge est un choc et de nombreuses voix s’élèvent pour que Joe Biden, s’il est élu, mène une réforme de la Cour suprême en augmentant le nombre de juges y siégeant (ce nombre n’étant pas précisé dans la Constitution). Le candidat démocrate a récemment indiqué qu’en cas de victoire, il convoquerait un groupe de juristes chargé d’examiner la question d’une réforme de la Cour suprême sans donner toutefois davantage de précisions.

Autre importance stratégique et non des moindres : la Cour suprême pourrait être amenée à jouer les arbitres si l’élection présidentielle venait à être serrée ou soupçonnée d’irrégularités.

Lorsqu’en 2000, le décompte des bulletins dans quelques comtés de Floride s’est éternisé, empêchant de déclarer le vainqueur en Floride et à la Maison-Blanche, c’est la Cour suprême – à majorité conservatrice – qui a ordonné de suspendre ces opérations et a validé les résultats qui donnaient une courte avance à George W. Bush, confiant à ce dernier la clé de son accession à la présidence.

Dans un contexte pandémique où le vote par correspondance déjà massif peut rendre difficile le décompte des voix, la Cour suprême pourrait donc jouer un rôle d’arbitre déterminant.

Alors que les États-Unis ont rarement connu de campagne présidentielle ponctuée de tant de rebondissements, le décès de Ruth Bader Ginsburg est un enjeu mobilisateur et dont les conséquences seront encore mesurables bien après l’élection.